Doubles vies TP

Alain, la quarantaine, dirige une célèbre maison d’édition, où son ami Léonard, écrivain bohème publie ses romans. La femme d’Alain, Séléna, est la star d’une série télé populaire et Valérie, compagne de Leonard, assiste vaillamment un homme politique. Bien qu’ils soient amis de longue date, Alain s’apprête à refuser le nouveau manuscrit de Léonard… Les relations entre les deux couples, plus entrelacées qu’il n’y paraît, vont se compliquer.

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On vit une époque redoutable. Hier encore, le cinéma se fabriquait pour la salle, la critique s'exprimait dans la presse et le temps, c’est certain, s’écoulait avec beaucoup moins de frénésie. Aujourd'hui, ce sont des géants du numérique qui font le cinéma (voir Scorsese et les frères Coen faire la promo de Netflix, ça nous fend bien le cœur), tout le monde et n’importe qui peut donner son expertise à grand coup de blogs, de tweets ou de publications sur un mur virtuel. Pourtant, faut-il dire que l’époque est moins intéressante ? Doit-on affirmer que « c’était mieux avant » ? Assistons-nous à la fin d’une époque ? d’un cycle ? d’un monde ? Il y a bien toutes ces questions dans le nouveau film d’Olivier Assayas, une œuvre diablement intelligente et précise, à l'écriture riche et complexe, aux dialogues ciselés, souvent drôles, toujours rythmés.
C’est une sorte de comédie morale filmée comme un ténébreux thriller d’espionnage qui se situe dans le secteur de l’édition, en plein bouleversement, à l’heure donc où le numérique vient bousculer les anciennes pratiques de lecture et de publication. L’art, le cinéma, la littérature : tout est mangé à la sauce écran et bien malin qui pourrait prédire de quoi l’avenir sera fait pour les vieux modèles, ni même la pérennité des nouveaux modes de consommation culturelle. Dans les couloirs feutrés d’une belle et classieuse maison d’édition, on se sait plus à quel saint se vouer. 
Alain (Guillaume Canet, très bon), le responsable, est persuadé que le digital est l’avenir du métier, surtout s’il est placé entre les mains de personnes comme Laure (Christa Théret), sa jeune, jolie et talentueuse collaboratrice qui a plein d’idées pour révolutionner le monde de l'édition et mettre un bon coup de « point zéro » dans la fourmilière. Alain a conscience que le lectorat change et qu’il lui faut renouveler les auteurs emblématiques de sa société.
Pas de bol pour Léonard (Vincent Macaigne, égal à Vincent Macaigne) qui, incapable de signer autre chose que des « auto-fictions » où il revient sur ses aventures sentimentales tumultueuses, s’essouffle à essayer de retrouver le succès de son premier roman. Au terme d’un déjeuner amical, Alain lui fait comprendre qu’il ne publiera pas son nouveau texte, qu’il est temps de changer, de registre ou d’éditeur.
Alain assume son choix, car il estime que le texte est trop cru et ne correspond pas aux attentes des lecteurs. Mais en même temps (ah oui, encore ce « en même temps »), il se pose des questions sur la fiabilité de son jugement, car son épouse Selena (Juliette Binoche) a, de son côté, adoré – par ailleurs elle se refuse à l’idée de la mort du papier au profit des « liseuses numériques ».
Léonard, vaguement rebelle, se drape dans une posture d’artiste maudit et incompris et ce n’est pas sa compagne, attachée parlementaire débordée d’un député engagé et forcément à gauche, qui va le réconforter. 
Autour de ce manuscrit vont se cristalliser les tensions du petit microcosme de l’art en général, de la littérature et du cinéma en particulier, autant que celles, plus intimes et inavouées, que vivent les protagonistes. Jusqu'où est-on prêt à se corrompre, à se mentir, à tromper les autres pour réussir, pour sauver les apparences, ou une pose sociale, ou son couple ? C'est dans ces interrogations que Doubles vies dépasse le petit milieu artistique parisien qui aurait pu l'étouffer, c'est dans le regard ultra-lucide, amusé et souvent grinçant, qu'il porte sur des personnages un peu perdus dans un monde en pleine mutation, que le film prend toute sa dimension, qu'il nous concerne, nous touche et nous fait rire. Une vraie réussite qui confirme la place de tout premier rang qu'occupe désormais Olivier Assayas dans le cinéma français.