Asako I&II TP

Lorsque son premier grand amour disparaît du jour au lendemain, Asako est abasourdie et quitte Osaka pour changer de vie. Deux ans plus tard à Tokyo, elle tombe de nouveau amoureuse et s’apprête à se marier... à un homme qui ressemble trait pour trait à son premier amant évanoui.

Vos commentaires et critiques :

CANNES 2018: COMPÉTITION

Double messieurs

Asako (Netemo Sametemo  en  version originale) est le neuvième long métrage du cinéaste nippon Ryūsuke Hamaguchi, qui a notamment réalisé Solaris (2007) et  Passion (2008). Son film le plus connu, Senses, a obtenu  deux  récompenses  à  Locarno  et deux autres au Festival des Trois continents de Nantes en 2015. Sa sortie dans les salles françaises, sous forme de cinq épisodes distribués en trois  parties, s’est  échelonnée du  2  au  16  mai,  comme  s’il   s’agissait d’une série. Asako  s’inspire d’un ouvrage de la romancière Tomoka Shibasaki, qui a  valu  à  son  auteure  le  prestigieux  prix Noma en 2010. Le roman relate l’histoire d’une jeune femme qui tombe amoureuse à deux ans de  distance de deux hommes que tout  rapproche et que tout sépare. Le film a pour interprètes principaux l’acteur Masahiro Higashide, vu récemment dans Creepy (2016) de Kiyoshi Kurosawa, et la comédienne Erika Karata, connue jusqu’ici pour  ses  prestations  dans  des  séries télévisées. 

Parce qu’un jour Baku apparaît. Parce qu’Asako est une grande amoureuse. Parce que Ryūsuke Hamaguchi n’a probablement rien à apprendre des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, indétrônable, éternel. Et parce que chaque mot d’Asako à Baku résonne avec une acoustique rare : celle d’un cri d’amour murmuré. Tout cela annonçait la couleur d’une sidération lorsque le fantasque Baku, sans crier gare, disparaît du jour au lendemain… Sans cette absence, Asako aurait été indemne, hermétique à sa propre compréhension. Avec : elle aura été (I) et sera (II). Puis en aimera un autre : quoiqu'un sosie. Un clin d’œil au chef d’œuvre de Buñuel, Cet obscur objet du désir. Mais aussi remake inversé du Vertigo d’Hitchcock où ce n’est plus James Stewart qui modèle Kim Novak pour en faire le sosie, mais Asako qui choisit un sosie et ne le change pas. Qu’elle est bleue, cette rencontre orange…
Asako I&II signe un tournant artistique majeur pour Ryūsuke Hamaguchi après dix années d’une carrière particulièrement indépendante et non exportée. Après la fresque chorale Senses, ce nouvel opus confirme l’accès d’Hamaguchi au panthéon des grands cinéastes japonais. Le film est ainsi tout sauf une simple bluette. Soit une œuvre incroyablement aboutie dans les standards du cinéma moderne, où s’instille une décennie de recherche autour des répercussions intérieures des bouleversements extérieurs… La mise en scène, puissante, décrypte le réalisme des illusions. Jusque dans cette scène où Asako, avide de regarder la mer, se heurte à un Baku qui ne la voit pas, stationne derrière une muraille en béton. L’a-t-il d'ailleurs jamais vue ? Lui qui va à contre-courant de ce à quoi elle aspire pour finalement faire le choix de l'urgence, de l'évacuation permanente : la temporalité du rêve étant ce qu'elle est… Le Baku étant une créature mythique du folklore qui se nourrit des rêves et des cauchemars. 
Le film a beau être vu deux fois, trois fois, davantage encore, tous les masques d’Asako n’en tombent pas pour autant. Pour ne rien aider : un visage de cire, subtil, qui est son propre empire des signes… Et un entourage tout aussi humain : donc dense. Ici, les personnages sont forts. On sent l’admiration d’Hamaguchi à leur égard. La disparition d’un personnage (c’était déjà déjà le cas dans Senses) est finalement chez lui l’épicentre d’un séisme dont il va falloir se remettre, toujours accompagnés par les autres. Le couple du film, avant d’être lui-même victime du choc de la décision amoureuse, ne vient-il pas en aide aux victimes de Fukushima ? Il y a manifestement du curatif dans son cinéma. Au cœur : explorer le choc de sa propre compréhension – brutale, douloureuse, mais aussi féconde – quand la clé d’une énigme intime se démêle enfin, elle qui nous tétanisait depuis des années… 
On suit donc le parcours d’Asako, de l’adolescence à l’âge adulte. Sur le fil de la vacillation, sans pour autant s’abandonner. Elle reste d'autant plus ce qu'elle est qu’elle assume de dépasser le cadre sociologique et politique d'une société (japonaise) aseptisée. Et ne perd pas la face après l’avoir fait (ce que la bien-pensance aurait au moins espéré d’elle). Quitte à paraître « sale », comme cette rivière à la fin, à cause des intempéries. Sauf qu'aucun phénomène naturel ne peut disqualifier une rivière : seul le regard humain le peut. Et « c'est beau » d'être vivace, ambivalent, d'échapper au conditionnement de son environnement, de laisser ses propres phénomènes naturels traverser le corps, l'esprit, la torpeur. Le film permet de formuler tout cela. D'affronter, à son tour. Et pourrait empêcher d'avoir à détruire, pour en revenir à la même conclusion qu'Asako. Peut-être permettra-t-il à ceux qui savent l'interpréter d'apprendre à être serein et conquis, en amour… Tout du moins : d'oser rester fidèle à soi.