Tesnota - Une vie à l'étroit -12

1998, Nalchik, Nord Caucase, Russie.
Ilana, 24 ans, travaille dans le garage de son père pour l’aider à joindre les deux bouts.
Un soir, la famille et les amis se réunissent pour célébrer les fiançailles de son jeune frère David. Dans la nuit, David et sa fiancée sont kidnappés et une rançon réclamée.
Au sein de cette communauté juive repliée sur elle-même, appeler la police est exclu. Comment faire pour réunir la somme nécessaire et sauver David ?
Ilana et ses parents, chacun à leur façon, iront au bout de leur choix, au risque de bouleverser l’équilibre familial.

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CANNES 2017: UN CERTAIN REGARD

Un élève doué

Coproduit par la Fondation Example of Intonation et la société Lenfilm, Une vie à l’étroit est le premier long métrage de Kantemir Balagov, né à Naltchik, dans le nord du Caucase, en 1991. Il a été l’élève du grand cinéaste russe Aleksandr Sokurov à l’université d’État de Kabardino-Balkarie, à partir de l’automne 2011, et y est resté pendant cinq ans au cours desquels il a signé plusieurs courts métrages, dont Pervyy ya (2016) qui a été montré à Cannes en 2015 au Short Film Corner et dans le cadre du pavillon russe. Balagov a aussi participé à l’écriture de Sofichka  (2016), le premier film de sa camarade de classe, Kira Kovalenko. Tourné à l’automne 2016, à proximité de Saint- Pétersbourg, par une équipe particulièrement jeune à laquelle s’est joint la costumière de Sokurov, Lydia Kryukova, Une vie à l’étroit s’inspire d’un phénomène surgi au début des années 2000, quand on a commencé à proliférer des kidnappings crapuleux prenant pour cible des membres de la communauté juive de Kabardino-Balkarie. Kantemir Balagov, qui cite parmi ses films de prédilection Mouchette (1967) de Robert Bresson et Rosetta (Palme d’or 1999) des frères Dardenne, en a conçu le scénario avec le concours d’Anton Yarush, lui-même étranger à cette culture et imposé par les producteurs comme un second regard nécessaire pour enrichir cette histoire. "Ce qui m’intéressait, raconte le cinéaste, c’était de questionner cet axiome selon lequel on est obligé de se sacrifier soi-même pour sauver quelqu'un qu’on aime."

C’est un coup d’éclat, un premier film d’une force époustouflante, de ceux que le cinéma – jeune ou mature – peut offrir de meilleur. Son jeune réalisateur Kantemir Balagov a retenu un fait divers survenu en 1998 (il n’avait alors que 7 ans) dans sa ville natale de Naltchik, capitale de Kabardino-Balkarie, une des sept républiques autonomes caucasiennes de Russie. Le film relate l’histoire d’une famille juive dont les enfants, Ilana l’électron libre et son frère cadet David, vont chercher la voie de l’émancipation sur fond de tensions politiques et ethniques dans le Caucase post-soviétique. Brillant dans sa forme, entier dans ses moindres recoins, Tesnota bouleverse par la densité du portrait qu’il dresse d’une jeunesse empêtrée dans des problèmes qui la précèdent. On retiendra longtemps le personnage d’Ilana, jeune femme d’une trempe hors du commun, lointaine cousine de laRosetta des frères Dardenne, déterminée à échapper à tous les carcans. Ne cédant à aucun effet, résistant aux explications faciles, le film de Balagov a l’intensité de son personnage, porté par l’interprétation éblouissante de son actrice – premier rôle et véritable révélation aussi – Darya Zhovner.
Le film débute quelques instants avant le dîner de fiançailles du fils David. Vêtue de sa salopette de mécanicienne, Ilana rentre du garage auto de son père. Elle croise David sur le pas de la porte familiale. Le frère et la sœur s’offrent alors un temps suspendu sur le côté de la maison, partagent une cigarette, bavardent en cachette, puis s’enlacent dans une étrange étreinte. Ce soir, David va choisir Léa, une fille juive du village, mais rien n’effacera la complicité qu’Ilana et David ont scellé dans la promiscuité familiale. Dedans, les préparatifs vont bon train. Les intérieurs, tels que les filme Bagalov, ont une ambivalence annonciatrice : les couleurs saturées évoquent la chaleur d’un cocon tandis que l’exiguïté des lieux enserre les corps des personnages, contraints au contact permanent. Mais Ilana n’est pas d'un tempérament à se laisser encercler très longtemps. Une fois les festivités bien lancées, elle file en douce rejoindre son bien-aimé Nazim, gaillard à l’imposante carrure. Et l’on comprend vite pourquoi celui-ci n’a pas été convié au repas. Nazim appartient à la généalogie des Kabardes, peuple traditionnel caucasien à majorité musulmane. Dès lors, les amoureux sont contraints à la quasi clandestinité. Sans d’autre endroit où aller, ils badinent à l’arrière de la maison, puis s’amusent à feindre d'enfermer Ilana dans le coffre de la voiture : fabuleuse scène où le désir de fuite des deux amants se charge progressivement d’une tension palpable.
Et puis, dans la nuit, on apprend que les jeunes fiancés Léa et David ont été kidnappés. La région est une véritable poudrière identitaire au lendemain de la première guerre de Tchétchénie (une séquence crue et intense viendra nous le rappeler). Si bien qu’aucun parent ne compte s’adresser à la police pour régler un problème à caractère antisémite. C’est donc vers la communauté juive qu’on se tourne pour rassembler l’argent de la rançon. Mais voilà, toute solution a un prix et ce que les parents de David sont résolus à admettre pour sauver leur fils, Ilana n'est pas prête à l'accepter…
Avec intelligence, Tesnota écarte d’emblée la piste du polar. Qu'importent les auteurs de ce rapt, Balagov colle à son héroïne, plonge pieds joints au cœur des communautés juive et kabarde, et explore jusqu’au bout la portée intime de cette tragédie. Ici les choix de chacun ne vont jamais sans renoncement et les affects cachent toujours quelque chose d'astringent. Film sec, tendu et sans artifice, Tesnota frappe par la profondeur des sentiments qu'il parvient à saisir : ceux d'une jeune femme déterminée à revendiquer inlassablement sa liberté sans renoncer à l'amour des siens.