Une grande fille

1945. La deuxième guerre mondiale a ravagé Léningrad. Au sein de ces ruines, deux jeunes femmes, Iya et Masha, tentent de se reconstruire et de donner un sens à leur vie.

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FESTIVAL DE CANNES 2019:UN CERTAIN REGARD

 Retour à la vie

Originaire de la République autonome de Kabardino-Balkarie, en Russie, où il est né en 1991, Kantemir Balagov entreprend des études d’économie puis de droit, tout en tournant des mini-webséries à l’aide de son  appareil photo. Sa rencontre avec son maître Alexandre  Sokourov lui vaut d’entrer directement en troisième année de l’école de cinéma que celui-ci vient d’ouvrir dans sa ville natale. Il tourne alors deux courts et un moyen métrages, Pervyy ya (2014), Andryukha (2015) et Molodoy eschyo (2015), puis, soutenu par Sokourov, parvient à boucler le financement de son premier long,Tesnota, une vie à l’étroit. Il remporte pour ce dernier le prix de la Fipresci dans le cadre d’Un certain regard en 2017 et fait partie du jury de cette section l’année suivante. Une grande fille s’attache au retour à la vie civile de deux combattantes de l’Armée rouge, au lendemain du siège interminable de Leningrad, qui n’a laissé que ruines et décombres, aussi bien physiquement que moralement. Épaulé par Aleksandr Rodnianski, le producteur attitré  d’Andreï Zviaguintsev, le réalisateur en a conçu le scénario avec  Aleksandr Terekhov, connu surtout jusqu’alors pour sa contribution au script de Matilda (2017) d’Alekseï Uchitel. Kantemir Balagov y plonge Viktoria Miroshnichenko et Vasilisa Perelygina dans un pays en reconstruction qui n’a d’autre issue que de renaître de ses cendres alors que le régime stalinien règne d’une main de fer. Comme Tesnota, une vie à l’étroit, Une grande fille sera distribué, le 21 août, par ARP Sélection.

Kantemir Balagov : retenez bien le nom de ce surdoué de 27 ans… Si son premier film, Tesnota, une vie à l’étroit nous avait tapé dans l'œil, son second, Une grande fille, monte encore d’un cran. Un grand cinéaste est né.
Retenez également le nom des deux actrices principales qui font leurs débuts à l’écran : Vasilisa Perelygina et surtout Viktoria Miroshnichenko, dont la présence si particulière la rend inoubliable. Longiligne, exsangue, Iya est à l’image de sa ville, Léningrad, de sa Russie, encore secouée par les soubresauts du conflit qui vient de s’achever. Nous sommes en 1945. Encombrée d’un corps et d’un passé trop grands pour elle, l'infirmière Iya fait partie de ces voix inaudibles et timides perdues au milieu de celles des hommes qui gémissent, murmurent, draguent… sidérés par un relent de douleur poisseuse. La jeune femme les écoute, les panse, les comprend à demi-silence. Elle fut sur le front à leurs côtés, combattant à sa manière, comme tant d’autres oubliées des livres d’histoire. La vaillance et les blessures féminines ont-elles moins de valeur que celles des hommes ?
Tout comme dans Tesnota, le réalisateur place sa caméra transgressive du côté du sexe faussement faible. Mais il ne va pas nous donner un pamphlet banal, convenu et convenable. Chaque scène s’avère d’une beauté lumineuse et glaçante, aussi douce que tranchante. S’il convoque le classicisme, il ne s’englue pas dans ses pièges – l'académisme, la reconstitution figée – et le bouscule d'une sorte de modernité anachronique. Plus les plans transcendent les acteurs en les saisissant dans des poses caravagesques, plus leurs personnages s’enhardissent à sortir des cadres formellement parfaits élaborés par la photographie somptueuse de Kseniya Sereda (à peine 25 ans !). Au fil des clairs-obscurs, des ambiances tantôt cliniques, tantôt chatoyantes, la mise en scène nous plonge dans les méandres de désirs inextinguibles : la soif de vivre, la poursuite maladroite du bonheur envers et contre tout, l’espérance d’une incertaine réparation, autant celle des corps que celle des âmes dont les plaies moins visibles n’en sont pas moins présentes.
Iya, qui soigne les blessés dans un hôpital d’après-guerre, soigne peut-être aussi quelque chose d’elle-même. D’étranges acouphènes la laissent parfois scotchée au bord de la réalité, comme absente au monde et à sa propre personne. Ses collègues attendent alors que la grande fille émerge de sa soudaine catalepsie, puis reprenne sans mot dire le cours de son existence tenace. Ici chacun a déjà tant à faire que nul ne vient remuer les parts de mystère. Le moindre geste les dévoile bien assez. C’est dans les recoins les plus communs de l’existence, une volute de fumée, une taquinerie, que transparait une forme de reconnaissance. Même le médecin chef au regard compatissant se sait proche de cette grande gigue, elle et lui prisonniers / gardiens de la même cour des miracles. 
Le soir venu, le rayon de soleil qui pétille dans la vie de Iya est un petit bonhomme à la drôle de figure, Pashka, qu’elle couve dans un cocon aussi chaleureux qu’étouffant. Tout le monde croit que c'est son fils mais on découvrira au retour de Masha, une ancienne camarade du front, qu’il n’en est rien. Ensemble ces deux âmes sœurs, antithèses l’une de l’autre, vont réapprendre à jouir de la vie, dans une ambiance mélodieusement dissonante. Relation réparatrice aussi bien que toxique, pour le moins intrigante.
Le film est assez long mais rien n’y est longueur. Les plans, souvent étirés à l’extrême, sont d’une intensité rare et balaient un spectre d’émotions contradictoires. Entre tendresse, empathie, malaise, colère, Une grande fille ne cessera de nous troubler… Que du bonheur, du vrai grand cinéma !