Leto TP

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Leningrad, début des années 80. Les prémices de la vague Rock en URSS. Viktor Tsoi est un jeune musicien inconnu. Sa rencontre avec Mike Naumenko et sa femme Natasha, avec qui ils vont former un triangle amoureux, va poser les jalons d’un parcours qui fera de lui l’idole de toute l’Union Soviétique, et de la Russie.

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CANNES 2018: COMPÉTITION

Leningrad cowboys

C’est en noir et blanc que Kirill Serebrennikov évoque l’Union soviétique de Leonid Brejnev et la culture rock underground de Leningrad à travers Viktor Tsoï, le leader du groupe Kino, mort en 1990 dans un accident de voiture à l’âge de 26 ans. Le réalisateur russe a fait sensation à Un certain regard en 2016 avec Le disciple qui lui a valu le prix François-Chalais. Il signe là son huitième long métrage en 20 ans et réunit l’acteur coréen Teo Yoo, la comédienne moscovite Irina Starshenbaum et le chanteur Roman  Bilyk dont c’est le premier rôle. Accusé d’avoir détourné des subventions publiques allouées à sa troupe de théâtre, Kirill  Serebrennikov a été  arrêté et inculpé en août 2017. Sa sélection cannoise devrait contribuer à  donner un retentissement mondial à cette affaire, le tournage ayant débuté alors que le réalisateur était assigné à résidence et ayant été achevé en suivant ses consignes.

Leningrad, 1980 (ce n'est qu'en 1991 que la ville reprendra le nom de Saint Petersbourg). Nous sommes sous le règne du marmoréen Brejnev, à cette époque où la grande confédération des républiques soviétiques a perdu de sa superbe autant à l'extérieur qu'à l'intérieur, où plus personne ne croit réellement au modèle du communisme étatique, mais où le pouvoir tient encore d'une main de fer toute opposition et toute velléité d'occidentalisation, autant dans les mœurs que dans l'économie. Autant dire que le peuple russe vit dans une triste léthargie.
Et pourtant la première séquence de ce remarquable Leto contraste avec ce cliché terne et grisailleux de l'Union soviétique des années 80. On y voit un groupe de jeunes filles escaladant une échelle à l'arrière d'un groupe d'immeubles pour se glisser par un fenestron dans ce qui s'avère être un des rares clubs de rock tolérés. Sur scène, pseudos Ray Ban et dégaine cuir, se déchaîne l'idole des jeunes filles Mike Naumenko. Mais attention : dans la salle, pas question d'exprimer trop ostensiblement sa passion pour le rock, point de slam, pogo ni même gesticulations diverses, des émissaires stipendiés du régime étant là pour contrôler toute effusion excessive. Plus tard tout le monde se retrouve au bord du lac, c'est l'été (« leto », le titre du film), on chante encore, on flirte, les filles sont belles et les garçons pas mal non plus. Parmi eux le timide et étrange Viktor, au visage eurasien, qui lui aussi veut percer sur la scène rock. Il a un vrai talent et fascine Natasha, la compagne de l'inconstant Mike qui va néanmoins le prendre sous son aile, ami et rival à la foi. Ainsi se noue un étonnant trio à la « Jules et Jim », à la fois amoureux et artistique.
Leto, dans un noir et blanc sublime, décrit avec beaucoup de justesse et d'empathie ces jeunes qui étouffent sous la chape soviétique et qui déploient une formidable énergie pour construire leur liberté artistique et amoureuse. Un monde où l'on peut passer des nuits entières à deviser, entassés dans un appartement, sur le sens des paroles de Lou Reed, où l'on boit et fume beaucoup, où l'on s'aime, un monde qui échappe, en dépit de la répression, aux diktats du pouvoir. Le film est d'ailleurs directement inspiré du destin des deux leaders de la scène rock du Leningrad des années 80, Mike Naumenko et Viktor Tsoi. Et si la curiosité vous prend d'aller voir les quelques vidéos existantes de leurs concerts, vous observerez le mimétisme réel entre les deux acteurs et leurs modèles. L'apprenti dépassera d'ailleurs le maître dans la mémoire du rock n'roll.
Toute cette liberté qui exulte par chacun des plans et des musiques du film est d'autant plus paradoxale qu'il a été réalisé par un Kirill Serebrinnikov assigné à résidence dans son appartement, pour une obscure affaire de détournement de subventions. Imaginer que ce film si lumineux, si énergique a été finalisé à distance par un gars enfermé dans quelques dizaines de mètres carrés est particulièrement savoureux. L'ironie du sort étant que cette ode à la liberté qui évoque la Russie brejnevienne étouffante trouve un parfait écho dans celle d'aujourd'hui, encore plus cadenassée par le joug poutinien. Les punkettes moscovites persécutées de Pussy Riot feront peut être dans 30 ans l'objet d'un film aussi réussi…