Les Poings desserrés

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Dans une ancienne ville minière en Ossétie du Nord, une jeune femme, Ada, tente d’échapper à la mainmise étouffante d’une famille qu’elle rejette autant qu’elle l’aime.

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Cannes 2021 - Sélection officielle : Un certain regard

Famille, je vous hais !

Camarade de promotion de Kantemir Balagov (Une grande fille, 2019) à l’atelier de cinéma monté par Aleksandr Sokurov à l’université de Karbadino-Balkarie de 2010 à 2015, Kira Kovalenko a signé plusieurs courts lors de ses études avant son premier long: Sofitchka (2016) d’après le récit homonyme de Fasil Iskander, sélectionné aux Nuits noires de Talinn. "L’inspiration initiale des Poings desserrés vient d’une phrase du roman de William Faulkner, L’intrus, disant que certaines personnes sont prêtes à subir l’esclavage alors que personne ne peut endurer la liberté. C’est cette idée qui m’a incitée à réfléchir à cet autre fardeau que représente la mémoire et sur le lien qui existe entre les deux. Plus tard, je me suis souvenue d’une petite ville que j’avais traversée, et j’ai décidé de retourner dans cette modeste bourgade nichée au fond d’un ravin qui se réduit à un groupe d’immeubles entouré d’un haut mur. J’ai trouvé que cet endroit ressemblait à une boîte où un être humain pourrait se dissimuler, se sentir protégé, caché." La réalisatrice russe aspire à ce que "les jeunes gens de mon pays aient davantage d’occasions de réaliser des films, de façon à ce qu’il leur soit plus facile d’aborder librement des problèmes qui comptent véritablement pour eux, sans devoir pour autant attendre des années". Et Kira Kovalenko d’avouer: "J’adorerais être une petite souris sur le plateau d’un film de Lee Chang-dong ou de Terrence Malick. Mais je n’oserais pas prononcer un mot."

  

 

Ada est une jeune femme qui ne veut pas s’enfuir : elle veut pouvoir partir. Quitter ce monde d’hommes qui l’enserre, s’affranchir de ce père, de ces frères, de ces garçons qui lui tournent sans cesse autour sans renoncer à eux, sans balayer les sentiments qu’elle éprouve. Et ce n’est pas une mince nuance, c’est une tout autre aventure. Car il ne s’agit pas tant de trouver l’échappatoire que de résoudre la tension entre son besoin irrépressible de liberté et l’amour réel qu’elle a pour les siens. Choisir serait renoncer et elle n’envisage pas cette facilité. Voilà pourquoi elle est si touchante : Ada ne tient rien à distance, elle s’engage tout entière et à chaque instant. Ce personnage – admirablement interprété par Milana Agouzarova – est la grande réussite de ce film surprenant, signé d’une réalisatrice caucasienne de 31 ans nommée Kira Kovalenko qui, comme son héroïne, n’évacue rien trop vite, malaxe les situations sans relâche, pour chercher à restituer les sentiments dans ce qu’ils ont de plus ambivalent, jusqu’au trouble parfois.
On découvre Ada à un arrêt de bus, mutique, la fermeture éclair de son sweat remontée sur le bas du visage. Elle est accompagnée de son attachant petit frère Dakko, ado énergique et naïf. Déjà une voiture s’arrête : un jeune homme implore encore une fois Ada de passer un peu de temps avec lui. Amusée et importunée à la fois, Ada ne répond pas. Elle est ici pour attendre quelqu’un, mais il ne viendra pas…
De retour au calme du foyer, son père passe sa main dans ses cheveux détachés et lui adresse cette terrible question : « pour qui t’es-tu parfumée, ma fille ? ». Il sait bien qu’il n’y a pas de perspective dans cette petite cité minière d’Ossétie du Nord, coincée entre deux montagnes abruptes. Les uns passent leur temps à faire des dérapages en rond dans un terrain vague, les autres à jeter des mortiers d’artifice sur le flan de l’immeuble qui sert de logement à la moitié de la ville. Pas vraiment la joie, si bien que la cohésion familiale imposée par ce père autoritaire apparaît rassurante à bien des égards, d’autant – on le comprendra – que cette famille est marquée par un traumatisme qui a renforcé l’union domestique. Ada, qui est la seule femme du foyer, travaille chaque jour à la supérette, passe un peu de temps à trainer avant de rentrer s’occuper de sa famille.
Celui qui pourrait bien la tirer de là et qu’elle attend à l’arrêt de bus, ce n’est pas un amant secret : c’est son grand frère Akim qui, lui, est parti à Rostov, la grande ville. Peut-être qu’il saura dire à ce père qu’il est temps de lâcher prise, montrer à Ada comment s’y prendre et la mettre enfin sur la voie de l’émancipation.
La mise en scène énergique de Kira Kovalenko (qu’on rapproche de Kantemir Balagov, auteur de Tesnota et Une grande fille, tous deux étant élèves du grand Alexandre Sokourov), caméra à l’épaule, au plus près des corps, s’éloigne rapidement du strict genre réaliste pour développer une fascinante orchestration des contacts physiques. Toujours à l’étroit, les chairs se frôlent, se heurtent, s’étreignent. Les personnages s’imbriquent les uns dans les autres à la recherche d’un vivre ensemble, tout en s’en extirpant par un élan vital. Des corps eux-mêmes otages d’une ville désolée, oubliée de tous, où les tensions identitaires et politiques du passé sont encore palpables. Film sec et sans artifices, Les Poings desserrés est le portrait complexe d’une jeune femme en lutte avec les siens, coincée jusque dans l’amour qu’elle leur porte.