Les Intranquilles

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Leila et Damien s’aiment profondément. Malgré sa bipolarité, il tente de poursuivre sa vie avec elle sachant qu’il ne pourra peut-être jamais lui offrir ce qu’elle désire.

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Festival de Cannes 2021 : compétition

Bipolaire

Convié pour la première fois en compétition, le réalisateur belge Joachim Lafosse a participé à l’Atelier du Festival de Cannes 2005 avec le projet Révolte intime, y est revenu avec Élève libre en 2008 et a valu un prix d’interprétation à Émilie Dequenne en 2012 lorsqu’À perdre la raison a été présenté par Un certain regard. Grand prix du festival Premiers Plans d’Angers 2007 pour Ça rend heureux, il a obtenu la Conque d’argent du meilleur réalisateur à San Sebastián pour Les chevaliers blancs en 2015. C’est avec Lou Du Pontavice (dont c’est la première contribution à un long après ses propres courts Le veilleur et Ceci n’est pas une valise, en 2019), Juliette Goudout (associée à Snowboarder d’Olias Barco, en 2003) et Pablo Guarise (coréalisateur du court Brave marin, en 2021), qu’il a écrit le scénario de son nouveau film. Il a pour interprètes principaux (sous leurs véritables prénoms) Leïla Bekhti, César 2011 du meilleur espoir féminin pour Tout ce qui brille de Géraldine Nakache et Hervé Mimran, et Damien Bonnard, vu en 2019 à Cannes dans Les misérables de Ladj Ly. "Nous avons tourné Les intranquilles, mon neuvième film, en 37 jours au Luxembourg avec une équipe belgo-franco-luxembourgeoise et des techniciens magnifiques, explique Lafosse. Le financement était classique pour ce type de coproduction et l’entente autour des priorités à garder en point de mire était excellente. Je cherche en permanence à stimuler le talent de tous mes collaborateurs et je prends toutes mes responsabilités, que ce soit dans l’échec ou la réussite. Cinéphile avant d’être cinéaste, mes affinités vont aux autrices et aux auteurs qui m’emportent vers la singularité de leur regard. Depuis une vingtaine d’années, les  progrès techniques autorisent une démocratisation magnifique de la fabrication des films, ce qui est une chance pour chacun. Ces progrès techniques façonnent mon écriture et la forme de mes films. Aujourd’hui, la pandémie m’encourage à poursuivre un cinéma à la hauteur des personnages, comme en ce moment pour l’écriture de mon prochain film, Le fils de la loi."

 

 

On pourrait reprendre ici les mots écrits dans notre gazette à propos de L’Économie du couple, précédente réussite majeure de Joachim Lafosse : « C’est un film magnifique, écrit à plusieurs mains et autant de sensibilités, impliquant également les comédiens qui ont eu leur mot à dire, modifiant parfois leur texte pour se l’approprier, et le rendu final est saisissant : il y a quelque chose de profond et de fort qui tient sans doute au vécu de chacun, à la connivence qui s’est établie au cours du tournage et leur a permis d’appréhender de l’intérieur des personnages qui immédiatement nous parlent, nous concernent, nous touchent durablement. » Le processus est cousin pour Les Intranquilles, le résultat tout aussi saisissant. Chaque acteur, actrice donne son prénom au personnage qu’il incarne, ce qui conduit d’emblée à une grande réactivité, à une forme de véracité troublante. Dans la vraie vie, ils pourraient ressembler à leurs alter ego, expérimenter leurs failles, leurs errances. Les voilà, fragiles funambules, avançant sur le fil ténu qui sépare l’amour de la haine, la normalité de la folie, celle où l’on peut tous basculer d’un instant à l’autre.
D’emblée le film attaque par une première scène joyeusement déstabilisante. Le temps est radieux. Damien est à la barre, son petit Amine sourit aux anges : père et fils partagent un moment de connivence entre garçons, près des côtes, dans le bateau à moteur familial. Puis sans crier gare Damien plonge à l’eau, affirmant qu’il va rentrer à la nage, et exhorte le garçonnet à conduire seul l’embarcation vers une plage qu’on n’aperçoit même pas. Amine s’exécute, l’air inquiet mêlé d’une sorte d’excitation. Le mouflet, dans ce bateau trop grand pour lui, dans cette immensité aqueuse, semble d’autant plus petit, si petit… Est-ce bien raisonnable ? N’est-ce pas dangereux ? Le père prend-il vraiment la mesure de ce qu’il demande à sa progéniture ? Serait-ce pour lui une sorte de rite initiatique ? On pourrait y voir un message : « Tu seras un homme mon fils… » Leila, la mère, restée sur la plage, se tord longtemps les mains d’inquiétude, tout en la dissimulant, scrute désespérément l’horizon en résistant à l’affolement – légitime au demeurant.
On a tôt fait de comprendre que l’acte de Damien n’est pas isolé, chaque minute qui passe révèle d’autres excentricités, d’autres surprises intenses. Jamais le quotidien de la petite famille n’est ce long fleuve tranquille qui permet de s’endormir sereinement en se laissant bercer par des flots constants. Mais, du moins, on ne s’ennuie jamais. Damien est drôle, imaginatif, agité, dissident, inspiré… Travailleur infatigable quand il s’attèle à peindre ses toiles. Un véritable artiste qui a besoin d’être dans l’excès pour créer. Du moins c’est ainsi qu’un œil extérieur pourrait le décrire. Damien est aussi un homme qui s’épuise tout en épuisant son entourage. Un diagnostiqué bipolaire qui ne parvient pas à accepter son état. Un compagnon que Leila porte à bout de bras jusqu’à l’épuisement de son stock de patience et de tendresse… Et quand plus rien ne va, elle appelle à la rescousse Patrick, le père de Damien… Sans commentaire, tous ont l’intelligence de ne pas s’adonner à l’autoflagellation, aux reproches, à la tentation de chercher des fautifs. Économisant les mots, sans effusions inutiles, ils ménagent leurs forces pour faire bloc, solidaires, autour de ce créatif aussi déjanté qu’extraordinaire, dans l’attente de ses prochaines (re)plongées dans ses gouffres de folie où nul ne peut l’atteindre. Il ne reste qu’à attendre sans espérer d’avenir meilleur, de rémission illusoire, en se méfiant des rêves et de leur lot de déceptions. Les ondes de chocs qui s’en suivront propageront l’intranquillité dans les zones encore épargnées, jusqu’au delà de l’écran, dans le cœur même des spectateurs, tout aussi inquiets, attendris et impuissants que les protagonistes si loin, si proches de nous mêmes et tellement attachants…