Ouistreham

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Marianne Winckler, écrivaine reconnue, entreprend un livre sur le travail précaire. Elle s’installe près de Caen et, sans révéler son identité, rejoint une équipe de femmes de ménage. Confrontée à la fragilité économique et à l’invisibilité sociale, elle découvre aussi l’entraide et la solidarité qui unissent ces travailleuses de l’ombre.

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Bienvenue à bord

Nourri d’un long travail d’enquête d’observation des conséquences de la crise économique sur le quotidien des plus fragiles, le livre de Florence Aubenas Le quai de Ouistreham (éd. de l’Olivier, 2010) a été rapidement un succès en librairie, avant d’être adapté au théâtre par Louise Vignaud en 2018. Emmanuel Carrère s’est à son tour emparé du récit autobiographique de la journaliste pour l’adapter au cinéma en compagnie d’Hélène Devynck. Tourné entièrement en Normandie dans la région de Caen entre mars et avril 2019, Ouistreham suit l’écrivaine Marianne Winckler, alter ego de Florence Aubenas, qui décide d’entrer dans la peau d’une demandeuse d’emploi. Elle va partager durant six mois le quotidien de femmes vivant d’emplois précaires, notamment en faisant le ménage à bord des ferries faisant escale au port de Ouistreham. Si Juliette Binoche incarne le personnage principal, elle est entourée de huit comédiens non professionnels, dont deux font partie des personnes rencontrées par Florence Aubenas pendant son enquête. Ce souci de conserver une dimension documentaire au film n’a pas été du goût de Brittany Ferries. Directement citée et épinglée pour les conditions de travail qu’elle impose à ses techniciennes de surface, la société a refusé toute autorisation à bord de sa flotte, l’équipe devant aller tourner toutes les images embarquées sur les ferries d’une compagnie néerlandaise basée à Rotterdam. Ouistreham est une coproduction déléguée entre Curiosa Films et Cinéfrance Studio. Le film a également été accompagné par France 3 en tant que coproducteur, bénéficiant notamment de l’Avance sur recettes, du soutien d’OCS, France Télévisions, Canal+ et de la Région Normandie.

 

 

Ce film fort et acéré, c'est Juliette Binoche qui l'a voulu, qui a fini par convaincre Florence Aubenas d'accepter que son très remarquable récit Le Quai de Ouistreham soit adapté au cinéma, porté par le duo que la comédienne a formé avec Emmanuel Carrère, surtout reconnu comme écrivain mais réalisateur de deux films singuliers : un documentaire, Retour à Kotelnitch (2003), et une fiction, La Moustache (2005, adapté de son propre roman).
C’est l’histoire de toutes ces femmes, de tous ces hommes qui rendent nos vies plus propres entre deux rendez-vous chez pôle emploi et autres galères. C’est l’histoire d’un peuple de l’ombre courageux et solidaire, qui ne remise ni sa dignité, ni son humour au placard, car c’est parfois tout ce qui lui reste pour tenir le coup. D’un peuple jamais récompensé par des salaires à la hauteur de ses tâches, rarement remercié par un mot poli ou un sourire, ce peuple qu’on applaudit le temps d’un confinement, puis qu’on oublie l’instant d’après.
Quand l’écrivaine Marianne Winckler (Juliette Binoche) décide d’écrire un roman sur le travail des précaires, sur les invisibles, elle se rend bien compte que dans son univers très protégé, elle n’a qu’une vision parcellaire de leur lot quotidien et surtout pas la matière nécessaire pour adopter un regard juste. Quoi de plus naturel alors que de s’exiler loin de chez elle, à Ouistreham, près de Caen, et de se faire passer pour ce qu’elle n’est pas ? Une femme ayant connu un accident de parcours, se retrouvant soudain sans revenus, obligée de faire comme beaucoup : passer par la case demandeuse d’emploi et postuler pour un travail, n'importe lequel, elle n'a pas les moyens d'être exigeante... Ses interlocuteurs seront-ils dupes ? Ses éventuelles collègues seront-elles dupes ? L’absence de maquillage ne gomme pas un langage châtié, l’aisance naturelle de qui a baigné dans un milieu favorisé durant des années. Mais Marianne s’accroche, prête à tout, acceptant sans broncher de se plier aux tâches les plus ingrates. Son CV étant bien vide, son profil ne correspond qu’à un seul type de poste : la voilà à l’essai dans une société de nettoyage. Courir d’un lieu à un autre – prendre le temps de souffler, c’est prendre du retard, perdre la cadence. Dire bonjour, rester courtoise face à ceux qui vous humilient, dont on a l'impression qu'ils ont besoin de cela pour se sentir vivants. Combien de temps tiendra-t-elle ? Combien de temps durera l’imposture ? Un suspens qu’introduit le réalisateur et qui n’était pas dans le bouquin. Car enfin, quoi qu’il arrive, nous savons qu’une porte de sortie existe pour Marianne, contrairement à ses compagnes de balais, qui ne peuvent pas rendre leur tablier pour retourner à une vie confortable.
Mais cela n’empêchera pas l’amitié et surtout ça n'empêche pas ces personnages d’exister. Car la plupart des protagonistes du film ne sont pas des comédiens professionnels, mais jouent devant la caméra leur propre rôle : Christelle, Cédric, Marie Lou… Jamais l’actrice vedette, ni l’œil de la caméra ne les écrasent. Chacun de leurs coups de gueule résonne dès lors comme un cri du cœur. On sent qu’il y a du vécu et c’est une belle invitation à regarder différemment les travailleuses-travailleurs de l'ombre.