Le Poirier sauvage TP

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Passionné de littérature, Sinan a toujours voulu être écrivain. De retour dans son village natal d’Anatolie, il met toute son énergie à trouver l’argent nécessaire pour être publié, mais les dettes de son père finissent par le rattraper…

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CANNES 2018: COMPÉTITION

L’héritage de la chair

Palme d’or 2014 pour Winter Sleep, Nuri Bilge Ceylan revient pour la sixième fois en compétition à Cannes, où son court métrage Koza figurait en sélection dès 1995. Couronné par la Fipresci en 2006 pour Les climats, le cinéaste turc y a obtenu le grand prix du jury en 2003 pour Uzac, le prix France Culture du meilleur cinéaste étranger en 2004, le Carrosse d’or de la Quinzaine des réalisateurs en 2012, le prix de la mise en scène en 2008 pour Les trois singes, puis un deuxième grand prix du jury en 2011 pour Il était une fois en Anatolie. Le poirier sauvage est une coproduction, réunissant la Turquie et la France, qui évoque le dilemme d’un aspirant écrivain dont l’avenir se trouve hypothéqué par le poids des dettes de son père. Les rôles principaux sont tenus par Hazar Ergüçlü, meilleur espoir féminin du Festival d’Adana pour Snow d’Emre Erdogdu, et Ahmet Rifat Sungar, déjà aperçu dans Les trois singes.

Sur les hauteurs pastorales de la région des Dardanelles, isolé sur une petite colline aride aux couleurs automnales, se dresse un poirier sauvage. On ne prétendra pas que c'est le personnage principal mais on peut avancer qu’il renferme l’essence même de ce film-fleuve magistral. D’une part, c’est pour le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan – formaliste exceptionnel – l’opportunité de réaffirmer son attachement à la beauté des paysages, à la terre, à l’influence des saisons et de leurs lumières changeantes sur la nature humaine. Et puis cet arbre « noueux et tordu » comme le décrira un personnage, c’est aussi pour Ceylan l’occasion de symboliser l’ambition inouïe de son film : atteindre la description la plus dense et la plus fidèle de la complexité humaine. Le Poirier sauvage est à cet égard une œuvre d’une profondeur vertigineuse sur les espoirs et les désillusions de Sinan, jeune aspirant écrivain et probable futur instituteur comme son père. De retour chez lui après ses années d’études à Çanakkale, au contact de sa famille, de ses anciens amis et des habitants de la ville, Sinan prend le pouls d’une vie dont il voudrait s’évader, en même temps que s’exercent sur lui les forces qui l’empêchent de déterminer seul son destin. Le film est composé de longs dialogues passionnants (comme l’était déjà le magnifique Winter Sleep, disponible en Vidéo en Poche) que Ceylan anime d’une mise en scène virtuose, et on plonge dans les trois heures de ce Poirier sauvage avec la certitude d’assister à une fresque intime d’une richesse rare, tendue vers un final bouleversant d’intensité. 
En quelques années, Sinan s’est forgé une ambition d'homme de lettres mais, nécessité faisant loi, il s'apprête à passer le concours d’instituteur. En attendant, il tente de publier à compte d’auteur son premier recueil, sorte d’essai personnel inspiré de la culture régionale (dont l'un des symboles pour lui est justement le fameux poirier sauvage…). La modeste levée de fonds qu'il entreprend amènera Sinan à côtoyer divers notables locaux ainsi qu’à revoir les lieux et les gens qui ont marqué son enfance. C’est ainsi qu’à la fontaine, sur les hauteurs du village, il croise la belle Hatice. Si jeune il y a encore peu de temps, Sinan n’en revient pas de la femme qu’elle est devenue. Mais surtout, il mesure pour la première fois l’écart entre la vie à laquelle il aspire et ce que la réalité offre à ceux qui sont restés au pays. Promise à un mariage de raison, Hatice rêve elle aussi d’un autre destin et n’hésite pas à renvoyer à la figure de Sinan son dédain pour cette petite vie. Cette rencontre fabuleuse, conclue par un baiser à l’ombre des feuilles dorées, donnera à Sinan le goût de l’amertume qui dès lors ne le quittera plus. Auprès du maire, de ses anciens amis devenus imams ou de la célébrité littéraire locale – autant de piliers de la société turque actuelle –, Sinan fait preuve d’une intransigeance souvent arrogante. Par peur ou par doute, il ne parvient pas à se débarrasser de cette aigreur qui l’amène à soulever des querelles avec presque chaque personne rencontrée. 
Et puis il y a ce père, maître d’école proche de la retraite, à qui Sinan ne voudrait surtout pas ressembler. Petit homme au rire malin, piqué par la mélancolie et le démon du jeu, ce père inconséquent, criblé de dettes auprès du village tout entier, ne cesse de faire croire qu’il emmènera bientôt sa famille s’installer paisiblement dans la maison de campagne qu’il fait mine de retaper sans la moindre efficacité. « Quand il était petit, il s’est endormi dans le champ. Je l’ai découvert le visage couvert de fourmis, il lui en est sorti des narines pendant trois jours » raconte le grand-père. Ce personnage fascinant, espiègle insaisissable et sûrement moins lamentable que la réputation qui lui colle aux basques, est la clef de voûte de tout le film. Le lent changement de regard du fils sur le père va amorcer, pour le premier, une tragédie intime.
Sans la moindre complaisance à l’égard de ses personnages, Nuri Bilge Ceylan amène le spectateur à constamment enrichir sa perception des choses, jusqu’à atteindre l’intimité de chacun dans toute son épaisseur. Et, disons-le, il faut une sacrée dose de génie pour transmettre avec tant de subtilité l’immense palette des sentiments humains. Saisis dans leurs vérités et leurs contradictions, un début de ressemblance apparaît entre Sinan et son père. Mais voilà que l’automne touche à sa fin. Au seuil de sa vie d’homme mûr, Sinan doit faire ses choix. L’hiver, espérons-le, portera conseil.