Utøya, 22 juillet -12

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Île d’Utøya, Norvège. Le 22 juillet 2011. Dans un camp d’été organisé par la Ligue des jeunes travaillistes, un homme de 32 ans a ouvert le feu.

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« Vous ne comprendrez jamais, alors écoutez-moi bien », énonce la jeune fille impavide le regard planté dans celui des spectateurs, avant qu'un subtil mouvement de tête nous révèle le téléphone portable vissé sur son oreille. Elle c'est Kaja, militante des jeunesses social-démocrates de Norvège, et c'est à ses parents, non à nous, que s'adressait cette phrase prophétique. Mais l'espace d'un instant, le Quatrième Mur s'est estompé et c'est en Coryphée d'un Chœur antique qu'elle annonce sans le savoir la tragédie à venir, celle qui advint le 22 juillet 2011 sur l'île d'Utøya.
Utøya, un nom et un lieu à jamais associés à un nombre et un homme. Soixante-neuf meurtres, perpétrés à l'arme de guerre par le terroriste d'extrême-droite Anders Behring Breivik. Et c'est justement pour que ce drame ne devienne pas une simple statistique parmi d'autres, pour ne pas que la mémoire des victimes soit obombrée par les gesticulations obscènes d'un assassin sans repentir et uniquement soucieux de cultiver son mythe au sein de la fachosphère, que le photographe Erik Poppe a entrepris de réaliser ce film. Construit à partir de témoignages de survivants patiemment recueillis pendant un an et demi, le projet accumule tant de handicaps que beaucoup auraient baissé les bras. Comment filmer l'inmontrable ? Comment décrire un massacre de masse sans tomber dans un voyeurisme abject ? Comment communiquer l'horreur de la situation vécue par ces adolescents sans révulser les spectateurs au point de les faire fuir des salles ? A toutes ces questions, Poppe répond par une approche alliant humilité, persévérance, et quatre règles de conduite : hors-champ, point de vue, sobriété et respect scrupuleux de la règle des Trois Unités.
Tout d'abord, et c'est sans doute la clef qui rend le film supportable, Poppe évacue d'entrée de jeu la représentation des mises à mort en choisissant délibérément de les laisser hors-champ ; ce qui ne les rend pas moins effrayantes, au contraire, la présence d'une menace invisible contribuant à communiquer aux spectateurs le même sentiment de panique que celui ressenti par les personnages, mais l'utilisation du hors-champ, en ne matérialisant la présence du tueur que par l'écho lointain des coups de feu, crée une distance qui ampute du récit toute tentation de "spectacle", qui aurait été une faute morale irrémédiable. 
D'où également la nécessité d'une rigoureuse sobriété dans la narration, afin d'éviter tout pathos ; ainsi Poppe ne recours à aucune musique extra-diégétique pour surligner son récit, à aucun effet de style qui artificialiserait le rapport entre acteurs et spectateurs ; la caméra suit sans relâche Kaja, sa sœur Emily et leur ami Magnus dans le silence plombé d'une forêt labyrinthique, et ce sont leurs décisions qui imposent la mise en scène.
Logiquement, Poppe adopte un seul point de vue, le seul possible : celui des victimes, symbolisés ici par Kaja (interprétée par Andrea Berntzen, qui tient littéralement le film sur ses épaules) ; en collant aux basques de ces ados idéalistes pris au piège d'un ange exterminateur comme un reporter de guerre assistant à un massacre de civils désarmés, Poppe noue immédiatement et durablement un lien entre observateurs et observés, les uns comme les autres impuissants à arrêter le drame mais partageant les mêmes espoirs et les mêmes craintes. Nous courons avec eux, souffrons avec eux, pleurons avec eux, sans trêve ni repos, jusqu'au dénouement.
Filmé au plus près du réel, bien que les personnages de Kaja et de ses compagnons d'infortune soient fictifs, Utøya, 22 Juillet nous parle du monde moderne, et nous met en garde contre les dangers qui y couvent en empruntant la voie ancienne des tragédies classiques : un seul lieu, un seul jour, et un seul plan de 72 minutes, les 72 minutes qu'aura duré le massacre d'Utøya, ce 22 juillet 2011, le jour où le monde a basculé.