Des hommes

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Ils ont été appelés en Algérie au moment des « événements », en 1960. Deux ans plus tard, Bernard, Rabut, Février et d’autres sont rentrés en France. Ils se sont tus, ils ont vécu leurs vies. Mais parfois il suffit de presque rien, d’une journée d’anniversaire en hiver, d’un cadeau qui tient dans la poche, pour que quarante ans après, le passé fasse irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier.

Vos commentaires et critiques :

 

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a de la suite dans les idées, Lucas Belvaux. Son précédent film, Chez nous, était une plongée documentée, sans complaisance mais aussi sans œillères, au cœur de l’extrême droite, son parti, ses militants et la terrifiante banalisation de ses thèses dans les couches populaires de la société – sans jamais occulter l’humanité sincère, parfois, de celles et ceux qui viennent y chercher refuge politique. Quand on gratte sous la carapace, derrière le préjugé, on en trouve toujours, de l’humanité. Dans un mouvement comparable, complémentaire, Des hommes nous raconte l’histoire de Feu-de-bois, Bernard pour l’état civil. Sexagénaire antipathique, raciste et violent, nul doute que s’il votait – et rien n’est moins certain –, il serait un électeur de premier choix pour le parti nationaliste décrit dans Chez nous
Taiseux, méchant comme une teigne, géant à l’alcool mauvais, Feu-de-bois vit reclus dans sa ferme, à l’écart du village. Il se méfie de tous et tous se méfient de lui. Il n’a à la bouche qu’amertume et reproches maugréés pour lui-même et, lorsque l’alcool fait sauter ses digues, éructe rageusement sa haine des « crouilles », des « bougnoules », qui viennent jusque dans son village le narguer, lui, sa vie fracassée et ses blessures. Le peu de tendresse qu’il garde au fond de lui, il le réserve à sa sœur, Solange, la seule qui, tout en condamnant ses dérives, lui conserve envers et contre tout un peu d’affection. Même après un énième esclandre d’une rare violence au cours de sa fête d’anniversaire à elle, où était réuni tout le village. Même après que, ivre mort, il a menacé puis agressé la famille maghrébine qui vit dans une maison voisine. Même lorsque les gendarmes viennent la trouver pour qu’elle les aide à arrêter le monstre. Pour elle, Bernard n’a pas toujours été Feu-de-bois. Pas un saint, c’est sûr, mais presque un brave gars, un peu brut de décoffrage, croyant fervent, curieux du monde. Rabut, son cousin, le sait aussi. Comme il sait, pour avoir partagé son destin, sur quoi se sont fracassés ses idéaux et sa vie de jeune homme.
Quatre décennies plus tôt, Feu-de-bois et Rabut ont vingt ans. Et comme tous les jeunes garçons qui ont vingt ans en 1960, la France leur a offert quelques mois de conscription en Algérie. Pas pour faire la guerre, leur a-t-on dit, pour pacifier.
Tout l’enjeu, pour Lucas Belvaux, est de raconter sans excuser, de décrire au plus près la manière dont on fabrique des « Feu-de-bois ». Quels chemins tortueux, quelles expériences traumatisantes transforment en monstre un jeune homme un peu exalté, émerveillé par les beautés d’un pays qu’il découvre et qu’il décrit quotidiennement dans ses lettres à sa petite sœur. Comment, insidieusement, la guerre qui ne dit pas son nom infuse dans l’âme et le comportement de ces jeunes gens – qui ont encore présent à l’esprit leurs souvenirs d’enfance de l’occupation allemande, de la libération de leur pays… Long et difficile est cependant le chemin qui permet à certains appelés, prenant un peu de hauteur, de regarder les horreurs auxquelles ils participent pour ce qu’elles sont – oser faire le parallèle, par exemple, entre les villages algériens décimés et le massacre d’Oradour-sur-Glane, perpétré par les SS dix-huit ans auparavant. « Si j’avais été d’ici, j’aurais été fellaga », pense le jeune homme rentré au pays.
Dans un va-et-vient orchestré entre passé et présent, les voix entrecroisées de Rabut, de Feu-de-bois, de Solange tissent une histoire cabossée faite de désillusions, de meurtrissures, d’amours et d’amitiés déçues. Les « Feu-de-bois » ne viennent pas de nulle part : on les fabrique, nous dit, sans angélisme, le très beau film de Lucas Belvaux. Rappelant en filigrane que l’étincelle d’humanité ne s’éteint jamais tout à fait – et que ce qu’une main (ou un drame) a fait, une autre peut, un jour, le défaire.