En guerre

Vous aimez ce film, notez le !
La note moyenne actuelle est de 17,00 pour 1 vote(s)
Malgré de lourds sacrifices financiers de la part des salariés et un bénéfice record de leur entreprise, la direction de l’usine Perrin Industrie décide néanmoins la fermeture totale du site. Accord bafoué, promesses non respectées, les 1100 salariés, emmenés par leur porte‑parole Laurent Amédéo, refusent cette décision brutale et vont tout tenter pour sauver leur emploi.

Vos commentaires et critiques :

CANNES 2018: COMPÉTITION

Colère et désespoir

Trois ans après La loi du marché, qui a valu le prix d’interprétation masculine à Vincent Lindon, Stéphane Brizé revient pour la deuxième fois en compétition à Cannes avec un film encore plus radical sur l’horreur économique et la  violence sociale qu’elle induit. Vincent Lindon y est confronté à des non-professionnels tenant pour la plupart des rôles proches de ce qu’ils sont au quotidien, souvent même sous leur propre nom. Le scénario s’attache au sort des salariés d’une entreprise  familiale qui va bien, mais que son  directeur  vieillissant a décidé de vendre à un groupe industriel  allemand, et à leur combat collectif pour convaincre leur nouveau patron de les rencontrer. D’abord intitulé Un autre monde, En guerre, donne le ton de ce film âpre et rugueux sur les ravages de la  mondialisation, auprès duquel certaines œuvres du Britannique Ken Loach font figure d’aimables bluettes. Stéphane Brizé  manipule sa caméra comme une arme de sensibilisation  massive, mais assume son engagement : “Je n’oppose pas les  gentils ouvriers aux méchants patrons ou aux politiques pourris. Je fais ce film pour  légitimer la colère.” Ce qu’il montre, c’est l’envers du décor que nous présentent les chaînes d’information : cette précarité au quotidien qui  s’installe lorsque des prolétaires préposés à enrichir des actionnaires invisibles, en accroissant la compétitivité de leur usine, décident de se battre pour leur emploi, quitte à laisser des syndicalistes se sacrifier pour eux sur le bûcher des  vanités. Gageons que la dernière séquence de ce film dépourvu de la moindre  complaisance provoquera un électrochoc parmi le public cannois et restera dans les annales comme un signal d’alarme désespéré.

En guerre, le nouveau film de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon (il faut citer les deux ensemble tant leur travail en commun, leur complicité font partie intégrante du processus de fabrication et de la réussite de leurs films) s'inscrit dans la droite ligne de La Loi du marché, qui a marqué les esprits il y a trois ans. Dans La Loi du marché (Brizé a décidément le sens du titre qui frappe !), Vincent Lindon incarnait un prolo taiseux qui ne croyait pas ou plus à la lutte et se résignait à son injuste licenciement. Dans En guerre, son personnage de Laurent Amédéo est complètement à l'opposé : il parle, bien et fort, et il lutte de toutes ses forces. Il est le leader syndical de l'usine Perrin, une entreprise de pièces automobiles du Lot et Garonne que la maison mère située en Allemagne décide de fermer, non pas parce qu'elle est en difficulté mais simplement parce qu'elle ne rapporte pas suffisamment de dividendes aux yeux de ses actionnaires. Avec une rigueur exemplaire, en créant une tension dramatique captivante, Brizé va décortiquer toutes les étapes du combat incarné magnifiquement par Vincent Lindon et autour de lui des dizaines de comédiens non professionnels (pour la plupart des syndicalistes) : la mobilisation et la solidarité des ouvriers dans la grève et l'occupation avant que les premiers doutes s'installent, les tentatives de conciliation juridique et d'interpellation politique jusqu'aux plus haut sommets de l'Etat, puis les premières désillusions, les premières divisions avec ceux qui veulent se garantir avant tout des indemnités de départ élevées, puis le désespoir qui gagne, avec le risque de l'explosion d'une violence largement compréhensible. Tout sonne juste : les situations, les relations entre les protagonistes, les rapports de force… Grâce sans doute à la collaboration au scénario d'un trio qui en connait un rayon sur la question : Xavier Mathieu, Ralph Blindauer et Olivier Lemaire (ce dernier joue d'ailleurs un syndicaliste dans le film).
Brizé filme avec autant de force la parole en action – celle formatée et implacable de la logique capitalistique face à celle digne, chargée de bon sens et de colère, des ouvriers – que les moments d'affrontement, filmés et sonorisés (musique remarquable de Bertrand Blessing) comme une montée inexorable de la tension mais aussi de la force de l'union. La démonstration est terrible : l'arsenal juridique favorise outrageusement le grand patronat qui peut licencier même si l'entreprise est bénéficiaire et qui, s'il est obligé de proposer une vente, peut refuser sans arguments un repreneur pourtant jugé crédible par les experts. Face à cette omnipotence, l'impuissance du politique est patente, même quand il se montre individuellement bienveillant, comme c'est le cas du conseiller social de l'Elysée qui ne peut rien faire face à la détermination cynique du dirigeant allemand du groupe.
En parallèle le film dénonce clairement, en une démarche que n'aurait pas reniée Bourdieu, le traitement médiatique du conflit – le récit est scandé par plusieurs reportages télévisés –, notamment la manière dont est montrée la violence quand elle éclate : sous son seul aspect spectaculaire et « délinquant », au complet détriment de l'analyse des causes qui ont amené inéluctablement à ces conséquences. Un grand film bouleversant et profondément humain, un grand film politique, un grand film qui va nous marquer durablement.

« Krzysztof Kieślowski disait qu’il avait arrêté le documentaire pour enfin accéder à des endroits où sa caméra de documentariste ne lui permettait pas d’accéder. Je l’exprimerais de la même manière. La fiction me donne la possibilité d’être là où il serait souvent impossible d’être avec le documentaire. Je pense à des réunions auxquelles il est quasiment impossible d’assister, notamment celles avec le conseiller social du Président de la République. Donc, après avoir recueilli une énorme documentation, je traite la matière qui m’intéresse, je creuse ce qui me semble important, j’élague ce qui me le semble moins pour mon récit, je structure et je construis de manière à mettre précisément en lumière ce sur quoi je veux insister. Il s’agit alors pour la fiction – dans ce type de récit – de passer une sorte d’accord avec le réel pour ne pas le travestir. Et cet accord, il faut le respecter de la première à la dernière minute, sans aucune concession. » Stéphane Brizé