La Vie invisible d’Eurídice Gusmão

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Rio de Janeiro, 1950. Eurídice 18 ans, et Guida, 20 ans, sont deux sœurs inséparables. Elles vivent chez leurs parents et rêvent, l’une de carrière de pianiste, l’autre du grand amour. À cause de leur père, les deux sœurs vont devoir construire leurs vies l’une sans l’autre. Séparées, elles prendront en main leur destin, sans jamais renoncer à se retrouver…

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FESTIVAL DE CANNES 2019: UN CERTAIN REGARD

 Une femme puissante

Âgé de 53 ans, le cinéaste brésilien Karim Aïnouz s’est fait remarquer en 1993 avec un court métrage en 16 mm intitulé Seams. Homme à tout faire sur Poison (1990) de Todd Haynes, puis assistant au montage sur Génération sacrifiée (1995) des frères Hughes, il travaille dans la production et fait la connaissance du réalisateur Walter Salles, pour lequel il coécrit l’adaptation du roman Avril brisé d’Ismaïl Kadaré (2001). Madame Satã, son premier long métrage, a été présenté dans le cadre d’Un certain regard en 2002. Il alterne depuis fictions et documentaires, avec une prédilection marquée pour l’art. La vie invisible d’Eurídice Gusmão est tiré du roman de Martha Batalha Les mille talents d’Eurídice Gusmão (éd. Denoël). Son rôle-titre est interprété par Carol Duarte, vue dans A força do querer de Glória Perez, au côté de Fernanda Montenegro, Ours d’argent de la meilleure  actrice en 1998 pour Central do Brasil.

 L'emballante héroïne de ce film haut en couleurs (chaudes) n’a rien à voir avec l'Eurydice de la mythologie, avalée par les ténèbres à cause du regard de son amant Orphée. D’abord notre histoire se passe dans un pays lumineux, à la langue musicale : le Brésil. Ensuite notre Eurídice, tout entière concentrée sur son désir de devenir une grande pianiste, ignore superbement les hommes du haut de ses dix-huit ans passionnés. En ce sens, elle est l’antithèse de sa sœur Guida, de deux ans son aînée, qui rêve de rencontrer le bellâtre qui ravira son cœur. Elles ont beau être dissemblables, les deux frangines sont d’inséparables complices, qui s’entraident quand il faut échapper à la surveillance d’un père omnipotent et surprotecteur : l’action se déroule dans les années cinquante, une époque où l’on faisait encore croire aux jeunes filles que les bébés naissent dans les roses. C’est dire combien les donzelles étaient alors des proies faciles, pas bien aguerries à ce qu’allait leur réserver la vie. Souvent trop vite lâchées dans les arènes masculines, petites crevettes esseulées perdues dans un panier de crabes. Faute d’éducation, de moyens de contraception, certaines avaient tôt fait de se retrouver filles-mères, bannies de la bonne société. Ce qui a poussé le réalisateur à adapter le roman de Marta Batalha, « c’est le désir de rendre visibles tant de vies invisibles, comme celles de ma mère, de ma grand-mère, de mes tantes et de tant d’autres femmes de cette époque. ». Vies invisibles, comme va le devenir celle d’Eurídice, porte-parole, sans le savoir, de toutes ces femmes privées de voix. Ce n’est pas déflorer le sujet que de le dire, tant cette incroyable épopée, provoquée par un secret familial trop bien gardé, sera pleine de rebondissements inattendus. Évidemment, à force de l’espérer, Guida finit par trouver un prince charmant, en la personne de Yorgos, un marin grec, dont on se doute qu’il est du style à avoir une femme dans chaque port. Seule notre oie blanche ne le verra pas. Tout émoustillée par ses sens, elle n’imagine pas un instant qu’il se joue d’elle. Pas plus qu’elle ne sait affronter la colère paternelle. Pour vivre avec celui qu’elle croit être l’amour de sa vie, elle choisit d’embarquer avec lui, fuyant loin, imaginant que l’herbe est plus verte ailleurs, la liberté plus grande…  Quand elle revient des mois plus tard dans la maison familiale c'est pour découvrir que celle qui lui a le plus manqué, Eurídice, n’y est plus. Ses parents lui brossent un tableau idyllique : elle est partie faire carrière à l’étranger, elle mène la vie dont elle rêvait. Mensonge ou vérité ? Guida se construit une image de sa sœurette heureuse, se la figurant en train d’étudier d’arrache-pied, de perfectionner son art, s’attendant, à tout instant, à la voir surgir au détour d’une rue, d’un concert dans une des plus prestigieuses salles du Brésil. Mais rien de cela ne se produira. La vie ne sera pas ce long fleuve joyeux que l’une et l’autre appelaient de leur vœux. Les voilà parties pour un long temps de séparation, sans qu’elles sachent si un jour elles se retrouveront. On suit dès lors leurs péripéties à travers leur correspondance, toujours vibrante, parfois joyeuse, souvent touchante, jamais tiède. Chacune nous embarque dans sa vie, dans son imaginaire, nous devenant très proche. Les deux actrices, sensuelles, chaleureuses comme leur pays, nous embarquent par leur superbe interprétation dans un monde de femmes solidaires face aux déconvenues, face au patriarcat qui impose ses lois. Malgré la durée du périple, le film ne souffre d’aucune longueur et il devient progressivement la critique sociale d’une époque, visuellement splendide et tragique, grandiose et crue.