Bacurau -12

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Dans un futur proche… Le village de Bacurau dans le sertão brésilien fait le deuil de sa matriarche Carmelita qui s’est éteinte à 94 ans. Quelques jours plus tard, les habitants remarquent que Bacurau a disparu de la carte.

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Un seul être vous manque…

Trois ans après avoir présenté en compétition Aquarius, le réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho reste fidèle au trio de  producteurs formé par Saïd Ben Saïd, Michel Merkt et Émilie Lesclaux pour  Bacurau. Le film se déroule dans un futur proche, au cœur du sertão, cette zone semi-aride du Nordeste dont l’ethnologue Claude Levi-Strauss a expliqué dans Tristes tropiques (éd. Pion) que son nom “se réfère à un aspect subjectif : le paysage par rapport à l’homme”. En l’occurrence, lorsque la doyenne du village périt, c’est le lieu lui-même qui semble rayé mystérieusement de la carte. Un phénomène étrange que le cinéaste a mis en scène en tandem avec son décorateur, Juliano Dornelles, lequel a signé auparavant le court métrage d’animation  Biodiversidade (2005), avec Daniel Bandeira, et seul Mens sana in  corpore sano, présenté à Locarno en 2011, avant de passer au long avec O ateliê da rua do brum (2016). Interprété notamment par Bárbara Colen et Sônia Braga (qui partageaient le même rôle à 36 ans d’intervalle dans Aquarius), et l’acteur allemand Udo Kier, lauréat d’un Teddy spécial en 2015 à Berlin, Bacurau sera distribué le 25 septembre pas SBS, SBS International en gérant les ventes internationales.

Bacurau serait un petit village perdu du Sertão, région pauvre et aride aux confins de Nordeste du Brésil – « d’ici quelques années » est-il mystérieusement précisé en ouverture du film… Bacurau, c'est aussi, en portugais, le nom de l'engoulevent, cet oiseau de nuit aussi doué pour se camoufler et disparaître qu'agressif lorsqu'il est en danger. Le jour où la petite communauté de Bacurau enterre sa matriarche Carmelita, qui s’est éteinte à 94 ans, est aussi celui du retour de Teresa, sa petite fille, qui revient de la ville pour ravitailler en vaccins la femme médecin du village – laquelle noie rageusement son chagrin dans l'alcool, à moins que ce ne soit sa rancœur pour la disparue. Parallèlement au deuil, on observe d'étranges phénomènes à Bacurau : sous la discrète surveillance de sortes de drones inquiétants, les coordonnées GPS s'effacent, le village disparaît des cartes, les morts se multiplient tandis que d'étranges touristes à moto font leur apparition…
Mélange de chronique sociale à forte teneur ethnographique et de fable politique emprunte de poésie et de merveilleux, aux lisières du fantastique, Bacurau nous replonge avec ravissement dans l'univers baroque des nouvelles de Gabriel García Márquez ou des récits plus âpres de Luis Sepúlveda. « Bacurau, si tu y viens c'est en paix », indique une pancarte à l'entrée du village. L'air y est sec et brûlant. La pénurie d'eau, organisée par le gouvernement, menace la survie des habitants. Les rares routes qui y mènent, défoncées et parsemées de cercueils éventrés, ne se trouvent pas forcément sur les cartes. La communauté y est indéfectiblement soudée mais profondément marquée par des conflits immémoriaux. Les enterrements y ont des airs de fête et les fêtards y tirent parfois des têtes d'enterrement. Les intrusions de la modernité (téléphones portables, ordinateurs, drones…) y semblent curieusement anachroniques, comme égarés dans le décor sans âge d'un western. Un député ne s'y aventure, avec un barnum de foire et un clientélisme grossier, que le temps d'y assurer (croit-il) sa réélection. Des cangaçeiros, mythiques bandits de grands chemins apparus justement dans le Sertão au milieu du xixesiècle, révoltés contre les propriétaires terriens et le gouvernement corrompu, écument la région, invisibles, insaisissables…
Surtout, Bacurau est, sinon dirigé, du moins emmené par ses femmes, médecins ou prostituées, qui détiennent la mémoire des luttes passées – et les moyens, armes, potions magiques – d'en mener de nouvelles. Et la petite communauté va avoir fort à faire pour contrer tout à la fois les perfidies des politiciens, affairistes véreux, qui veulent la spolier de ses terres, et la petite armada de touristes américains surarmés, venus en safari à Bacurau pour se mesurer au « gibier le plus dangereux » pour le chasseur.
Œuvre éminemment politique, Bacurau dresse le portrait d’un collectif irréductible menacé de disparition qui résiste avec force et détermination à l’envahisseur. Pour cette superbe relecture des Chasses du Comte Zaroff, classique des classiques du cinéma fantastique, mâtinée de références explicites aux films de John Carpenter, Kleber Mendonça Filho, qui a stupéfié avec l'impeccable Aquarius, partage la réalisation avec Juliano Dornelles, son complice depuis 14 ans et directeur artistique de ses deux précédents films. Le résultat est une parabole furieuse sur la façon dont les Riches – très clairement les États-Unis de Trump – considèrent les territoires du sud comme leur possession, leur vivier, leur terrain de jeu naturel. Un conte d'anticipation (qui anticipe de très peu), beau et malin, qui va chercher dans le futur son actualité brûlante, son énergie tout entière tournée vers le combat contre l’extrême-droite qui vient, avec Bolsonaro, d’arriver au pouvoir au Brésil. Splendide, jubilatoire et indispensable.