Fort Buchanan

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Quand son mari Frank est envoyé en mission à Djibouti, Roger reste seul sur la base de Fort Buchanan, perdue au milieu des bois, avec sa fille adoptive – la tumultueuse Roxy. Entouré d'une femme d'un certain âge, de trois jolies épouses délaissées et d'un agriculteur-entraîneur de sport, il cherche conseils, compagnie et réconfort.

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«Ce serait thérapeutique de pincer quelque chose de très dur», «Tu étais à l’école d’infirmière et ça, il y a dix-huit ans», «Tout ce que je peux dire, c’est que notre vie sexuelle est fiable», «Et toi, t’as un petit nom pour tes parties intimes ?» : ces quelques extraits des dialogues de Fort Buchanan ne donnent qu’une demi-idée de la bizarre impression de déphasage linguistico-sémantique que produit le film. En fait, quand on interroge l’auteur de cette rêverie post-rohmérienne transformée en télénovela queer pour homme au foyer en plein désordre identitaire, il explique que les phrases prononcées par les personnages proviennent d’une gigantesque base de données de répliques récupérées dans d’obscures séries et soap-opera américains. Selon la tonalité de la scène qu’il écrivait, il faisait des recherches par mot-clé, choisissait quelques phrases et les traduisait dans un français le plus littéral possible.

A Fort Buchanan, dans les bois en hiver, Roger se désole de l’absence de son mari militaire, Frank, parti en mission à Djibouti. Avec, à ses côtés, leur fille adolescente, Roxy, et quatre femmes elles aussi passablement délaissées et désœuvrées, il essaie de surmonter son sentiment d’abandon. Plus tard, cette petite communauté se déplace en groupe et rejoint la base africaine sous le cagnard, cernée par le désert. Là, entre piscine de l’hôtel et garden-party alcoolisée, l’ambiance hésite entre expectative existentielle et fort désir de baise.

Benjamin Crotty est américain. Il a grandi à Spokane, dans l’Etat de Washington, avant de faire des études de peinture à l’université Yale puis de venir étudier en France, à Paris puis au Fresnoy (Nord). Son univers brasse des préoccupations et des fixettes très spéciales puisqu’il s’est très tôt intéressé à la topographie et à l’esthétique des bases militaires, il a notamment fait des recherches sur le véritable Fort Buchanan, à Porto Rico, qui possède un terrain de golf. L’hybridation de l’esthétique martiale et de l’imagerie publicitaire des loisirs opère sur lui un même déclic que la sous-culture anonyme des programmes télévisés branchés sur les constructions low-tech de la designer Matali Crasset.

Ce qui frappe dans Fort Buchanan, outre les gags qui naissent de l’inadéquation complète entre des jeunes gens excentriques, fardés, et un environnement soit bucolique soit touristico-partouzard en treillis-paréo, c’est l’incroyable disponibilité des figures qui composent le récit en digressions impromptues. Impossible de savoir ni tout à fait où l’on est ni a fortiori où l’on va. «J’étais intéressé par le groupe, la manière dont les gens sont ensemble sans que l’on comprenne forcément quels sont les liens qui les unissent. J’aime beaucoup les films animaliers, et notamment tout ce qui concerne les oiseaux migrateurs, Les personnages du film se posent d’un lieu à l’autre en fonction des saisons.» Le film a été patiemment élaboré sur le temps long, «quinze jours de tournage éparpillés sur deux ans», entre la Creuse et la Tunisie. Il a peu d’argent, peu de pellicule, beaucoup de comédiens, plein d’idées plastiques insolites, il ne faut rien laisser au hasard tout en apprenant le découpage sur le tas. De la période où il se voyait plutôt peintre et où il réalisait des toiles d’après photographies, il a gardé le goût de tableaux sophistiqués où les comédiens sont posés dans le paysage comme des bibelots vivants. La texture d’un cookie ou la fantasmagorie née de la lecture hagarde de la composition chimique du shampoing proviennent du même fond indiscernable et presque psychotique d’une mémoire qui ne serait que bugs et boucles.

«À la vidéothèque de Spokane, le seul cinéaste non américain que l’on pouvait trouver en DVD était Rohmer, et pendant longtemps j’ai pensé que c’était une superstar en France et que, dans votre pays, tout le monde s’exprimait comme ses acteurs. Vous ne vous en rendez pas compte, mais le genre de plan fixe sur des gens qui sont tout occupés à meubler leur temps libre, que l’on trouve dans les contes rohmériens, pour un Américain, c’est quelque chose de violemment exotique. Et quand vous êtes à Spokane, vous n’avez pas d’autre idée que de fuir au plus vite…» En donnant le premier rôle à Andy Gillet, acteur des Amours d’Astrée et de Céladon, dernier film du maître moraliste, et en le mettant en couple gay au bord de la rupture avec une des vedettes de Plus belle la vie, David Baiot, le cinéaste pousse l’intertextualité pop et malade aux limites de ce que les plus fervents émules de Roland Barthes et Gérard Genette réunis sont en mesure de supporter. Ne doutons pas qu’un fan-club fiévreux (celui-là même qui vibre au moindre court métrage de Benoît Forgeard ou de Virgil Vernier) ne saurait tarder à s’agglutiner autour de ce bel ovni très fignolé tout en restant délicieusement bricolé.

Didier Péron Libération