Les Âmes mortes -12

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Dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine, les ossements d’innombrables prisonniers morts de faim il y a plus de soixante ans, gisent dans le désert de Gobi. Qualifiés de “ultra-droitiers” lors la campagne politique anti-droitiers de 1957, ils sont morts dans les camps de rééducation de Jiabiangou et de Mingshui. Le film nous propose d’aller à la rencontre des survivants pour comprendre qui étaient ces inconnus, les malheurs qu’ils ont endurés, le destin qui fut le leur.

1ère partie (Mingshui 1) : 2h46 -
2ème partie (Mingshui 2) : 2h45 -
3ème partie (Mingshui 3) : 2h56 -
  • Titre original : Mingshui ( Dead Souls)
  • Fiche mise à jour le 02/11/2018
  • Classification : Interdit aux moins de 12 ans
  • Année de production : 2018
  • Réalisé par : Wang Bing
  • Date de sortie : 24 octobre 2018
  • Date de reprise : non renseignée
  • Distributeur France : Les Acacias
  • Distributeur international : non renseigné
  • Durée : 504 minutes
  • Origine(s) : France Suisse
  • Genre(s) : Documentaire
  • Pellicule : couleur
  • Format de projection : 1.85
  • Format son : chinois ST français
  • Visa d'exploitation : 142653
  • Indice Bdfci :
    66%

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CANNES 2018: SÉANCE SPÉCIALE

Génération perdue

Coutumier des projets fleuves, le réalisateur chinois Wang Bing débarque à Cannes avec un film de huit heures et quart, mais son premier long métrage, À l’ouest des rails, Montgolfière d’or du meilleur  documentaire au Festival des trois continents en 2003, en durait neuf. Il signe par la suite Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007), puis son premier film de fiction, Le fossé (2010), sélectionné en compétition à Venise, Les trois sœurs du Yunnan (2012), À la folie (2013), Montgolfière d’argent à Nantes, Ta’ang, un peuple en exil, entre Chine et Birmanie (2016),  Argent amer, qui reçoit deux récompenses à Venise, et Madame Fang, Léopard d’or à Locarno (sortie le 13 juin). Wang Bing évoque dans Les âmes mortes le destin des survivants du camp de travaux forcés Jiabiangou et, à travers eux, les séquelles pérennes suscitées par les  campagnes de rééducation de la fin des années 1950.

«Je n’ai rien fait d’illégal, je suis à l’image du pays, réduit à néant.» L’homme qui parle, Zhao Tiemin, est à la fois un vieillard et une force de la nature, on le voit pendant près de vingt minutes raconter comment lui, l’intellectuel révolutionnaire de la première heure, professeur de mathématiques, a répondu à la demande de critique du Parti, suggéré qu’il s’était parfois un peu éloigné des masses laborieuses et, pour cette phrase, sera envoyé en camp de rééducation pour, croyait-il, six mois qui dureront deux ans et demi. «Quelle faute ai-je commise ? Qu’on me dise !» interroge-t-il comme de nombreux autres témoins et victimes de la grande vague antidroitiste qui, entre 1957 et 1961, va emporter la Chine de Mao dans un vaste mouvement de purge et de déportation d’individus désignés pour leur tendance bourgeoise ou conservatrice, selon une méthode de calcul du Grand Timonier ayant décrété que 5% de la population était la mauvaise graine qui gâtait la récolte.
La folie totalitaire fait basculer le régime dans une traque aux ennemis du peuple qui sont pour l’essentiel des intellectuels, des artistes, des responsables politiques investis dans la cause révolutionnaire mais tombés en disgrâce par la mécanique à la fois absurde et implacable d’un programme de grand nettoyage. Ce sujet demeure tabou en Chine et il est l’un des axes historiques obsessionnels de Wang Bing qui lui a consacré sa seule fiction à ce jour, le Fossé, sorti en 2010. Alors qu’il avait commencé à écrire l’adaptation du roman Adieu à Jiabiangou de Yang Xianhui, le cinéaste a pris conscience que ce matériau ne pouvait lui suffire et il s’est lancé lui-même à la recherche des survivants de ce camp du nord-ouest du pays, en plein désert de Gobi, où furent envoyés environ 3 000 «déviants de droite». «Ce fut très difficile et épuisant car je me suis retrouvé devant des gens qui souvent parlaient peu, ou ne voulaient pas tout raconter.» Totalement indépendant du pouvoir, passant entre les mailles des multiples filets des censures régionales et centrales, Wang Bing a rencontré une centaine de survivants et accumulé sur une décennie quelque 600 heures de rushs.

Brûlure historique
Les Âmes mortes dure 8 h 15 et il a été présenté en une seule projection fleuve lors du dernier Festival de Cannes - et encore dimanche dernier au centre Pompidou. La sortie du film en salles s’effectue selon un découpage en trois parties. Généralement filmés chez eux, dans leur chambre, parfois allongés au seuil de leur dernier souffle, sur le canapé du salon, dans des intérieurs la plupart du temps modestes, les rescapés ont souvent franchi le cap des 80 ans et la captation de leurs récits incroyablement circonstanciés et précis constitue un exceptionnel travail d’archives vivantes et d’histoire orale. Même si le film emprunte son titre au roman de Gogol, on pense souvent à Dostoïevski en regardant le travail de Wang Bing s’élaborer depuis le chef-d’œuvre inaugural A l’ouest des rails, tant le cinéaste partage avec l’écrivain russe une forme de jusqu’au-boutisme de la brûlure historique et nationale dont il se fait le héros sacrificiel, consumé par l’ardeur épouvantée d’un tragique fondamental qui veut tout contempler, ne rien laisser perdre, du sort des enfants d’une ferme piteuse dans les montagnes jusqu’aux ouvriers au bout du rouleau des ateliers textiles de la ville de Huzhou ou encore des malades psychiatriques d’un asile dans le Yunnan quasiment livrés à eux-mêmes.
L’effacement par la propagande communiste des horreurs vécues par les déportés en camps de rééducation s’est traduit par un processus de réhabilitation tardive, jusqu’à trente ans après les faits, avec pour tout mémorandum des souffrances et atrocités un bout de papier exonérant les victimes des fautes qu’elles n’avaient de toute façon pas commises mais payées au prix fort de leurs vies brisées. Toutes font le même récit d’un camp où il n’y a pas vraiment de bâtiment en dur, à l’exception des logements des cadres, ils sont entassés dans des abris troglodytes dans les différentes ravines de la zone aride où le soleil brûle en été et où il neige en hiver. Un vent infernal balaye les lieux et emporte dans ses hurlements les derniers espoirs des prisonniers d’être entendus de leurs proches, qui sont généralement sans nouvelles, à des milliers de kilomètres. Le travail d’agriculture et de gardiennage des troupeaux de moutons auxquels ils sont contraints pour intégrer la voie droite du maoïsme vainqueur les épuise et ne donne aucun fruit. La famine s’installe et ravage leurs rangs. Bientôt, il n’est plus question de travailler, c’est une armée d’individus squelettiques tenant à peine debout, «esprit inerte, cœur inerte, corps inerte». Quand les cadres jettent des épluchures de pastèques aux cochons, les affamés se jettent dessus. Les hommes mangent les écorces des arbres, les placentas d’agneaux tout juste nés, des bouillies de feuilles mortes, de graines d’armoise, de feuilles de dattiers qui ressemblent à l’arrivée à «une marmite de morve». «Quand on enterrait un mort, ils l’ouvraient pour prendre les viscères et, après avoir fait un feu, ils les grillaient pour les manger», raconte Qi Luji. D’autres aussi, après et avant lui, évoquent des scènes d’anthropophagie, tant l’absence de nourriture tenaille ces affamés qui boivent leur propre urine car l’eau, évidemment, manque dans les mêmes proportions que les vivres.

Fragments de hanches
Au début, les cadres sont violents, ils injurient les prisonniers et les accablent de mauvais traitements, mais ils sont bientôt eux-mêmes laminés par la famine : gardiens de la relégation, ils dépérissent sous la même coupe d’un totalitarisme suicidaire. Revenu à Jiabiangou et Mingshui, où à un moment donné les prisonniers sont transférés, Wang Bing trouve une riante plaine agricole sous un ciel serein. Le sol est jonché d’ossements (tibia, crânes, fragments de hanches, des poignets menottés…), ramenés à la surface par le terrassement des anciennes ravines qui ont disparu et avec elles les traces des abris creusés dans la terre sableuse où les hommes se réfugiaient et agonisaient, parfois le corps seulement à moitié enfoncé dans le trou car il n’y avait pas la place de l’enterrer totalement. Tous ces hommes et femmes face caméra parlent au bord du silence imposé et dans le compte à rebours biologique de leur disparition annoncée. Le cinéaste, tel un enfant écarquillé de Shéhérazade, est là pour que dure leur récit et que la mort et l’oubli soient repoussés ou infiniment retardés.

Didier Péron