Et il y eut un matin

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Sami vit à Jérusalem avec sa femme Mira et leur fils Adam. Ses parents rêvent de le voir revenir auprès d’eux, dans le village arabe où il a grandi. Le mariage de son frère l’oblige à y retourner le temps d’une soirée... Mais pendant la nuit, sans aucune explication, le village est encerclé par l'armée israélienne et Sami ne peut plus repartir. Très vite, le chaos s'installe et les esprits s'échauffent. Coupé du monde extérieur, pris au piège dans une situation absurde, Sami voit tous ses repères vaciller : son couple, sa famille et sa vision du monde.

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Festival de Cannes 2021 : un certain regard

La grande désillusion

Révélé en 2007 à Un certain regard par son premier long métrage de cinéma, La visite de la fanfare, qui lui a valu plusieurs propositions de studios hollywoodiens, le réalisateur israélien Eran Kolirin a signé The Exchange, présenté en compétition à la Mostra de Venise en 2011, et Au-delà des montagnes et des collines (2016), sélectionné de nouveau à Un certain regard, mais bizarrement jamais sorti sur les écrans français. Et il y eut un matin s’inspire du roman éponyme (éd. de L’Olivier, 2006) de Sayed Kashua, scénariste couronné à quatre reprises par l’Académie israélienne de télévision pour Arab Labor et The Writer, dont Eran Riklis a réuni Les arabes dansent aussi (2002) et La deuxième personne (2010) dans Mon fils (2014). Il raconte le retour aux sources d’un père de famille dans le village arabe de ses parents, qui se retrouve encerclé par l’armée israélienne. “Ce n’est pas une adaptation à proprement parler, prècise Eran Kolirin. Je me suis approprié cette histoire et souhaitais la raconter à ma façon. Pour autant, l’exercice était périlleux : on peut parfois être fidèle à des détails et passer à côté de la vérité d’un sujet. Comme on peut trahir les détails d’un roman et être bien plus en phase avec sa vérité. Il m’a fallu plonger dans les profondeurs du texte pour pouvoir en dégager l’esprit et en tirer celui de mon film. Je nourris mes personnages en prenant appui sur des figures familières de mon existence. J’espère que dans ce film, malgré l’aveuglement et l’oppression qui les frappent, on ressent une profonde connexion humaine entre les personnages.”

 

 

Il y a au centre de ce très beau film humaniste, poétique et satirique à la fois, une image marquante : l’image d’une maison inachevée. C’est la maison de Sami. Du moins, celle que son père est en train de faire bâtir pour lui au village. Mais au fond de lui, Sami sait qu’il ne viendra pas y habiter avec sa famille. Il a fait sa vie à Jérusalem, loin des siens. Et pourtant, cette maison se construit : difficilement, au ralenti, mais elle se construit. Comme une promesse, sans cesse repoussée, de voir un jour cette famille paisiblement réunie. Si cette image est à ce point marquante, c’est que le film, sous des allures de fable réaliste, nous donne à voir la réalité de nombre d’Arabes israéliens qui ne connaissent pas la paix. Ils sont Palestiniens d’Israël et font l’objet d’une emprise délibérée et de situations ubuesques entretenues par l’Etat hébreu (à ce titre, lire les conclusions des récents rapports des ONG Human Rights Watch et Amnesty International qui n’hésitent plus à qualifier la situation d’apartheid). Et il y eut un matin métaphorise ingénieusement cette situation en faisant le récit d’un court épisode de la vie de Sami, de retour chez lui pour le mariage de son frère cadet. Les portes du villages vont soudain se refermer derrière lui, le laissant en quelque sorte prisonnier des siens, contraint de renouer avec leur quotidien et de faire face à des relations qu’il a fuies. La situation hautement absurde qui s’installe va peu à peu rebattre les cartes du village tout entier…
Pour Sami, il était question de ne passer qu’une soirée au village. Cette cérémonie de mariage a quelque chose d’attristant et il souhaiterait en venir à bout le plus discrètement possible. Il lui faut pourtant bien se prêter un minimum au jeu, contenter les anciens du village et leurs interrogations sur sa situation financière, éviter avec le plus d’élégance possible un vieux copain qui pourrait s’avérer trop collant… Aux yeux de tous, Sami c’est celui a réussi, celui qui trouvé un bon boulot à Jérusalem, celui qu’on rêve de voir revenir. Sa femme, Mira, connaît l’envers. Si Sami est parti, c’est qu’il n’arrive pas à affronter certaines réalités : lui qui fume encore en se planquant de son père, lui dont elle sait qu’il cache une relation adultère. Les problèmes restent enfouis et cette soirée de mariage n’aura évidemment rien résolu.
Mais voilà, au moment de repartir, Sami, Mira et leur fils Adam sont stoppés par l’armée israélienne qui ceinture le village. Pas le choix, il faut passer la nuit sur place et revenir mieux entourés au petit jour pour négocier le passage. Mais le lendemain, l’interdiction reste ferme. L’arrivée d’engins de chantier fait redouter la construction d’un check-point. Certains pensent que l’armée cherche des « Dafaouis », des Palestiniens non-israéliens, dont certains construisent la supposée future maison de Sami. La situation s’enlise, le village se retrouve coupé de tout. Aux tensions familiales s’ajoutent l’expectative et les divergences politiques.
Avec lucidité et ironie, le film décortique les sentiments contradictoires de Sami et des personnages qui l’entourent : un père autoritaire en famille qui cache des convictions pacifistes, des jeunes mariés collés à leurs téléphones pour s’exprimer leur amour, la tendresse enfouie sous l’attitude d’une mère silencieuse, l’étrange fidélité d’un ami trop naïf que l’amour a blessé… En tenant les personnages captifs d’un temps arbitrairement suspendu, la portée politique du film d’Eran Kolirin est immense. C’est bien de la vie d’un homme qu’il s’agit, mais c’est autant à un village de mille âmes et au peuple palestinien tout entier que s’adresse cette saisissante métaphore de l’attente, d’où jaillissent l’humour et la finesse, le courage et la mélancolie dont seuls font preuve ceux qui vivent une grande tragédie.