The Mountain : une odyssée américaine

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États-Unis, années 50. Le Dr. Wallace Fiennes emploie Andy, un jeune homme introverti, comme photographe pour documenter sa méthode de lobotomie, de plus en plus controversée. Au fur et à mesure de leur expédition d’asile en asile, Andy, témoin de l’effritement de la carrière et de la vie du docteur, va peu à peu s’identifier aux patients. À leur arrivée dans une petite ville de montagne, berceau du mouvement New Age, Andy et Wallace font la rencontre d’un guérisseur français peu conventionnel et de sa fille.

Vos commentaires et critiques :

Premier film de Rick Alverson à sortir en France, cette odyssée à travers les hôpitaux psychiatriques d’un médecin féru de lobotomies est un portrait en creux de l’Amérique des années 50. Audacieux et dérangeant.
l était temps. The Mountain, cinquième long métrage de Rick Alverson, est le premier à sortir en salles en France, après quatre films restés inédits encore à découvrir, films très moroses et très marquants. Chaque titre est en trompe-l’œil : The Comedy (2012) est autant une comédie qu’Entertainment (2015) un bon divertissement. On ne peut pas même assurer qu’il y ait une montagne dans The Mountain. Univers amorphe à l’humour bizarre et inepte, le cinéma d’Alverson se résume à une forme de tautologie contrariée qui se réfute elle-même. Ceci est et n’est pas une montagne, le monde est un désert arpenté d’une vaste densité où des corps mous, comme là Tim Heidecker, ou souples comme ici Jeff Goldblum, pèsent de toute leur force d’inertie, mais d’une inertie faible en fait. «Laisse-moi te raconter mon rêve. - Tu as déjà commencé.»
Un père meurt, foudroyé d’une crise cardiaque sur la patinoire. Après les funérailles, Andy, le fils (Tye Sheridan), la vingtaine, est approché par un homme aussi impressionnant qu’il est de grande taille, Dr. Wallace Fiennes (Goldblum), neurologue qui a soigné la mère d’Andy, disparue dans le dédale d’on ne sait quel asile d’aliénés. Fiennes propose à l’orphelin de prendre la route à ses côtés, sorte de charlatan moderne ambulant, dans la tournée d’hôpitaux psychiatriques où il administre des lobotomies et des électrochocs, avec une préférence marquée pour la leucotomie transorbitale, qu’il exécute à la chaîne, ses mains précises, immaculées, maniant le pic à glace enfoncé sous les paupières des sujets. Une pratique un temps phare pour mater épouses et filles indociles, mais la pharmacologie va bientôt se substituer au pic à glace dans la mise en conformité des âmes maudites. Andy l’assistant photographie les actes médicaux, Fiennes pose pour la postérité. Nous sommes dans les années 50 (le film est inspiré d’un personnage réel), sur les routes mornes du nord d’une Amérique automnale et en berne, où Andy voit en chaque femme sa mère perdue, chambre après chambre d’hôpital.
Avenant comme une porte de prison, aussi souriant qu’un hérisson sous Xanax, le cinéma de Rick Alverson subjugue et révulse. S’il peut rebuter et ne pas convaincre certains (il ne s’en prive pas), il ne peut pas nous convaincre sans rebuter ; c’est le principe de son jeu rébarbatif, dont il sait qu’il sort perdant. Parons-le d’autres séductions : pour peu que l’on s’accorde à trouver déprimants et déprimés la musique de Will Oldham ou d’Angel Olsen, l’humour trash triple idiot de Tim and Eric ou d’Andy Kaufmann, les photographies de William Eggleston ou les films d’Aki Kaurismäki comme recoloriés par un Bergman tardif, The Mountain ne dépaysera personne.
«Dépaysement» est le mot qui convient d’ailleurs à un cinéma qui (se) défile, au gré de la traversée, et se vide de la moindre trace d’un pays qui n’existe pas, cette utopie qu’est l’Amérique, au même rythme que les lobotomies, que le désert, le déclin et la fatigue. Effacer du pays la fausse mémoire incrustée et inventer un autre territoire, intime, malade, souffrant, avec sa propre montagne à gravir et son propre vide où se précipiter. Ainsi le film avance par seuils et par épreuves exsangues. Il teste chez son spectateur le «seuil de tolérance» – au formalisme, à l’apathie, à la provoc et au non-sens.
On franchit des seuils dans le malaise, dans ce que l’on tolère de cette virée vers rien. Certains ne supportent pas, bien. On se compte parmi ceux sur qui le charme infuse et prend, et c’est une surprise. Le film nous cueille, de quelle façon exactement, on n’est pas sûr, lentement et malgré certaines préventions contre un tel cinéma qui s’examine, et qui nous laisse, comme ses protagonistes, un peu stupide. On peut parler d’art alversonien de faire la gueule, taciturne au dernier degré, de ne rien faire sinon se tenir là, burlesque minimaliste, spectateur planté, absorbé, ignorant jusqu’à son désir polymorphe. Quentin Dupieux, c’est De Funès à côté. L’art de tirer la gueule et aussi celui de tirer le portrait. Par les yeux d’Andy, l’apprenti photographe machinal, tout le monde semble fou. C’est l’état général du film, si bien que la folie se révèle une condition d’être comme une autre, normalité alternative.
The Mountain, secoué d’un rire comme d’un frisson, est doté de l’humour des terreurs muettes, caractéristique des films d’Alverson, aux confins de la raison et de la maladie mentale, de la dépression. C’est le même rire de néant et de clown triste qu’un Beckett, la même pantomime maniaque, raide et démaquillée. Au bout du voyage, Denis Lavant en gargouille bavarde vient surligner le cirque, numéro simiesque en continuateur des clowns crados aux grimaces méchantes, minables et puissantes, qui jalonnent The Comedy ou Entertainment.
Il y a ce coin de mur à un certain moment, pris en photo par Andy dans un flash au magnésium. Plan magnifique de surprise, amorce de sa crise de fureur. Moment subreptice où le film ouvre une brèche éclair dans son univers cadré au millimètre mais intégralement ébréché et en ruine. Or, ce plan parasite qui surgit ouvre à une folie nouvelle qui relance le film, celle d’Andy face à son destin, éperdu d’amour hébété.
Il n’est pas fortuit qu’Alverson soit aussi musicien. Ça permet ce minimalisme investi de nappes ambient et des stridences sonores, tel un cousin de Lynch qui aurait conçu dans Twin Peaks : The Return un Dougie sans donut. C’est un univers d’acteurs époustouflants, de corps corsetés, déliés ou massifs, qui se posent là comme s’ils prenaient racine. Il n’y a pas de sentiment apparent, sinon la réaction conditionnée aux paupières enflées, et puis, lobotomie oblige, un amour fou végétatif. Mais il y a une vraie émotion de se perdre. C’est toujours surprenant, Alverson et sa façon de filmer «entre», les moments de presque rien dans les coins, entre les actes. The Mountain déroule son programme somnambule et sa déficience revendiquée. Et il y a des vraies trouvailles dans ce cinéma de la maladie mentale et d’effarement lent. L’existence se borne à une succession imprévisible de questions en suspens. Cela donne ce film à la beauté ingrate qui nous éclaire mieux, comme les lampes Mazda des flashs consumés, sur les spectateurs livides que nous sommes.

Camille Nevers